Etienne Tilman (2013)


La maîtrise de la représentation de mains, de visages, de corps et l’intégration de ceux-ci dans le monde, permet à J. D. de recomposer des images avec sens.
La position des individus représentés et le traitement de l’image peinte constituent le deuxième point important après le choix du document photographique.


Du particulier au général


Les portraits de famille ont une particularité : là où les personnes regardent tous l’objectif de l’appareil photographique (généralement en souriant). Il est rare qu’un enfant fasse un petit geste ou qu’il ait une attitude « originale », en particulier dans les photos plus anciennes où le moindre mouvement de la tête, du corps ou d’un membre occasionnerait immanquablement un « flou ».
S’il est vrai que ces photos souvenir n’ont d’intérêt que pour quelqu’un qui connait au moins une personnalité dans l’image, il n’en est pas moins évident que les portraits de groupes se ressemblent tous. Fort de cette découverte, dans le cadre de son travail sur la mémoire, l’artiste français Christian Boltanski n’a pas hésité à montrer des photos de groupe de plusieurs familles mélangées en laissant croire au spectateur qu’il ne s’agissait des souvenirs que d’une seule.
Le portrait individuel, amateur, en pied, n’est pas beaucoup plus inventif étant donné que le modèle ne prend pas plus de six poses différentes. Cet état de fait se retrouve dans la peinture classique ainsi que dans les images mettant en scène une « pin-up », par exemple.
Ce sont précisément ces schémas récurrents qui nous font passer du particulier à l’universel. Si plusieurs œuvres généralement intitulées : « patrimoine » mettent en scène des membres de la famille du peintre, le doute est permis pour bon nombre de « portraits souvenir ». Quoi qu’il en soit, certaines personnes représentées sont intimement liées à la vie de Joëlle Delhovren, mais le projet général est à la fois personnel et universel.
S’il est vrai que l’artiste partage parfois ses sentiments, l’objet du travail fait appel à nos propres souvenirs et nous montre que sur un certain point (en particulier formel), nos photos souvenir pourraient servir de base à la création d’une de ses toiles.
C’est d’ailleurs à partir de cet état de choses que les visages deviennent de moins en moins identifiables et que certains corps font place à des silhouettes à peine ébauchées.


Voir et regarder


S’agissant de peinture montrant la « photographie souvenir », il est évident de comprendre que les humains regardent l’appareil photographique. Par contre, dès qu’il s’agit de personnages qui regardent en groupe dans une même direction, étrangère à l’axe « sujet-caméra », l’objet de leur regard, s’il n’est pas montré, n’est forcément pas connaissable pour les spectateurs que nous sommes.
Les gens présents dans les photos-souvenirs nous sont inconnus et ne font rien d’autre que de poser. Leur anonymat et leur statisme ne nous sont donc, à priori, pas « intéressant ». Néanmoins c’est leur regard frontal systématique qui établit un lien « affectif ». Les sujets nous regardent !...
Les regardeurs dont on ne sait ce qu’ils voient peuvent être qualifiés de « témoins », mais témoins de quoi ?
Nous savons qu’ils ont été photographiés alors que leur regard se porte vers le haut. Nous ne voyons pas l’objet de leur attention mais ce qui est sûr c’est qu’il est assez intéressant pour faire lever la tête à un groupe de personnes.
Dans les images pieuses, on trouve souvent des saints ou autres acteurs extraits des écritures bibliques qui lèvent les yeux au ciel et non seulement on ne cherche pas l’objet de leur regard (s’il n’est montré) mais on a l’impression de savoir qu’il s’agit du ciel spirituel (avec tout ce que l’on peut y trouver).
Dans l’Orient ancien, les statuettes d’orants (adorants) sont dotées de très grands yeux emplis de bitume. Les orants ne regardent pas, ils reçoivent « l’image » et tout ce qui peut être « envoyé de là haut » entre par leurs orbites.
Il existe un cas tout de même où l’objet du regard est montré, il s’agit d’une toile d’une envergure respectable où des enfants assis regardent les feux follets qui dansent juste au dessus de leur tête. On sait que ces « prodiges » se voient plutôt à la surface des marécages voir même dans les cimetières, vu qu’il s’agit d’un phénomène physique produit par le méthane.
Ces feux follets ne peuvent être vus dans les circonstances décrites sur la toile. Il s’agit donc de symboles qui ne manqueront pas de faire penser aux flammèches que l’ont voit au-dessus de la tête des apôtres de Jésus lors de la Pentecôte.
Pour en revenir à nos « témoins », ils symbolisent le monde des humains et plus simplement nous-mêmes. Ils regardent ce que nous, spectateurs, leur donnons à voir. Par ailleurs, ce qui devrait être montré n’est peut-être pas représentable…


Mystères et ellipses


Depuis 2011, bon nombre de travaux deviennent de plus en plus énigmatiques. Les acteurs regardent non seulement le ciel, mais ils semblent aussi porter leur intérêt vers des sujets aux apparences plus terrestres.
Six personnes se penchent sur une table vide, leurs yeux ne sont pas visibles et seules leurs mains expriment un certain affairement autour d’une action. Un groupe de personnes endimanchées se tiennent « pieusement » sur ce qui semble être un balcon. Trois enfants scrutent le sol vide…
Dans ces cas, les décors sont réduits à leur plus simple expression et seul l’éclairage pourrait nous informer sur l’ambiance de l’histoire à inventer…


Langage du corps


Très tôt, l’artiste porte un intérêt particulier pour les mains. Cela se voit d’autant plus que les corps ont tendance à disparaître au profit de la silhouette et que les visages de moins en moins identifiables finissent par disparaître.
Que ce soient les gestes de gymnastique de deux enfants, des jeunes adolescents en plein effort de course à pied ou les démonstrations de hula-hoop, le choix du moment de l’arrêt sur image du corps en action se fait de plus en plus précis. Néanmoins, dans ce registre, on peut encore se trouver face au mystère : sept personnes habillées à la mode du début du xxème siècle font une chorégraphie interloquante où les individus semblent vouloir « attraper » le ciel. Ces attitudes physiques passent du familier au symbole, comme pour nous rappeler l’importance de la réflexion, voire du spirituel dans la peinture.


Suranné


La photo-souvenir évoque immédiatement le temps. Ce passé peut être proche ou lointain, mais il est toujours assez loin pour créer une distance entre le spectateur et l’œuvre. Certaines œuvres mettent en scène des personnages vêtus comme ils l’étaient au XIXème siècle et l’effet est renforcé par la palette de couleurs « en grisaille ». L’ambiance, en plus des apparences symbolistes, pourrait nous transporter à une autre époque. Pourtant, la liberté de cadrage, la facture et certaines touches de couleurs très vives nous ramènent au temps présent.
Cette distanciation nous permet d’appréhender l’œuvre dans son ensemble pour privilégier la réflexion qu’elle doit susciter.


Genèse et aboutissement


Les dessins semblent constituer un passage obligé. C’est le lieu test de toutes les expérimentations. Certains d’entre eux deviennent des toiles, d’autres sont présentés au public en même temps que les toiles.
Ces dessins sont exécutés sur des feuilles vierges, d’autres sur des pages de récupération, des pages de magazine et, l’image originale et sous-jacente du document peut apparaître, en plus ou moins grande importance, par transparence ou plus clairement encore. Il ne fait nul doute que le support n’est pas choisi au hasard et il doit arriver que la photo, le texte ou l’ancienneté du document interfère dans le propos ou le complète.
Bien que le travail soit et reste figuratif, la manière dont l’artiste traite et, certains diront : « maltraite » les codes, précise le propos.
Les décors sont réduits au minimum, le sujet sort du cadre, un corps peut être en partie esquissé alors que l’autre partie est au contraire fignolée. Certains objets opaques dans la réalité deviennent transparents. Tout semble normal et raisonnable mais à y regarder de plus près le propos est très en avant et la manière de peindre est à son service.


Quelques « heureuses »anomalies.
« Nourriture interdite »


Dans une peinture où l’on voit un homme assis, cadré au niveau de la ceinture et donnant à manger aux pigeons ; tout est normal à l’exception de quelques coulures de peinture grise sur les pavés qui semblent se perdre dans le sol et non sur la toile, donnant ainsi une illusion de vide.
Ce trompe-l’oeil est exclusivement généré par une incursion de la réalité de la peinture dans le système illusionniste de l’image…


« Contre-plongée»


Neuf personnes endimanchées sont juchées en hauteur derrière « on ne sait quoi » de blanchâtre qui cache le bas du corps jusqu'à la taille.
Les personnages penchent tous la tête vers le bas et leurs yeux mi-clos nous renvoient immanquablement à la spiritualité. Seule une femme semble chuchoter à l’oreille de sa voisine, brisant ainsi la monotonie et le silence de la scène. Enfin, l’éclairage par le dessous donne un côté dramatique là où l’on n'attend que de la quiétude.
La couleur blanche est très présente dans cette scène et fait écho à la solennité du groupe.
Contre toute attente, le blanc est prépondérant. Le travail de cette « non couleur » devient le sujet principal. Les individus n’occupant qu’un tiers du tableau sont formellement mis en rapport par le ton des chemisiers.
La magie de la peinture met en rapport la plage inférieure abstraite et géométrique avec la scène très figurative qui la surplombe. Pourtant, les deux parties ne se télescopent pas.
Le traitement de la lumière et des ombres donnent corps à un grand espace certes, contextué, mais dépourvu de toute figuration.
Une composition à méditer…


« La chute »


Ce tableau est composé de personnages debout. L’un plus âgé, a les mains posées sur l’épaule de deux jeunes hommes et le groupe est flanqué de deux personnages. Tous scrutent le ciel.
Le sujet, ou plus précisément, l’objet du regard n’est pas montré, mais il est dit.
Contrairement au système de l’illustration où la légende sous l’image nous renvoie au texte principal, les phrases parfaitement lisibles n’amènent aucune redondance. Le sujet est dit et la peinture se lit autant qu’elle se regarde.
Il s’agit d’un exemple magistral sur les compositions à voir et à lire.
Le texte décrit le sentiment et l’expérience d’un homme poussé hors d'un avion dont la sensation est décrite par un tiers (le récitant).
Les émotions sont évocables, mais pas représentables. Le moyen le plus efficace était à choisir et pour amener le ressenti très intense de la chute libre, il n’y avait rien de tel que les mots.
La « chose » décrite ne parle que de vitesse, d’effroi et d’un bonheur combiné faisant place à la tristesse.
Les spectateurs voient ce qui est décrit, mais ils arborent tous des sentiments mitigés, faits d’inquiétude, de plaisir, de scepticisme, de constatation ou de crainte.
La gageure du tableau était de mettre sur le même plan texte et figuration.
Si l’image peut être vue dans son ensemble sans ressentir un vol de l’illusion, cela est du au fait que toutes les options prises pour fondre dans un même « monde » texte et image étaient idoines.
Le texte devient motif et les expressions se lisent sur les visages.


« Le manteau »


Cette œuvre onirique et évanescente montre une jeune-fille avec un manteau qui s’éloigne, dos tourné.
Le sujet est simple mais pas moins ambigu. Les proportions de la silhouette nous indiquent qu’il s’agit d’une fillette. Les jambes nous donnent le sens de la marche et son mouvement. La chevelure affirme le côté féminin et le manteau rouge fait office de sujet.
Le personnage s’en va et il ne fait nul doute qu’il s’agisse d’une métaphore.
L’intérêt du tableau, à part le fait de faire appel à la nostalgie partagée, est dans un autre registre ; il s’agit de se faire rencontrer la matière et la pensée. En effet : la fillette s’en va dans la couleur.


« La bonne éducation »


Disparition, apparition, persistance rétinienne, aveuglement, myopie, daltonisme sont des événements ou pathologies oculaires combinés ou non et à plus ou moins long terme.
Quelque soit l’image que nous voyons, elle doit d’abord passer le test de « recevabilité » avant d’être acceptée par notre cerveau. Plus encore, si l’image doit être transformée par rapport à la réalité, elle le sera et si un complément manque, il sera ajouté.
Vu cet état d’esprit, serait-il fou de passer du manque au débordement ainsi que du débordement au manque et du manque de débordement au débordement du manque ?
Dans l’œuvre intitulée : « la bonne éducation » JD a choisi de présenter : « manque et débordement » simultanément.
L’on voit : « Une dame touche le visage d’une jeune-fille à la hauteur des yeux et un homme les regarde avec bonhomie. »
Dans cette scène, très lisible et très classique, deux questions interpellent. « Que fait la dame » et « pourquoi le motif de la tapisserie déborde-t-il sur la robe » ?
Pour parler peinture dans son côté pragmatique et intellectuel ; le motif de papier-peint se prolonge sur la toile et les doigts de la dame touchent le visage de la jeune-fille …


Conclusion


Après s’être focalisé sur ces quelques peintures, il va sans dire que les expériences de JD sont multiples. Le fond et les formes ont été abordés de manières si diverses qu’il n’est pas possible de décrire le travail en quelques mots seulement. Par ce texte, il s’agissait de donner quelques pistes, sans pour autant « déflorer » les propositions.
Une fois de plus, la peinture figurative surprend et les leçons de René Magritte, Willem de Koning, Gerhard Richter ou Jasper Johns sont parfaitement prises en compte.
Il reste à savoir maintenant jusqu’où Joëlle Delhovren pourra encore aller trop loin, mais il y a fort à croire que nous ne sommes pas au bout des surprises.