Jean-Michel
Botquin 2010
Peindre. Des
gosses à l’heure du bain ; d’autres à celle
du goûter. Des portraits d’hommes, de femmes, d’enfants.
Peindre des jeunes filles au bois. Peindre des mains, souvent, les dépeindre.
Peindre un gamin qui souffle des bulles de savon, comme le firent Edouard
Manet ou Chardin. Peindre des regards, plus souvent encore que des mains.
Rien, pourtant, ici, n’est anodin, bénin ou innocent. De
cette visite à l’atelier de Joëlle Delhovren, je garde
la sensation physique de quelques uppercuts auxquels je n’ai d’ailleurs
pas cherché à échapper. Sans doute, la violence scopique
exercée par le regard scrutateur du peintre est-elle reconduite
par celui, curieux, de l’amateur. N’est ce pas Martin Kippenberger
qui conseillait de ne « rien faire pour les dentistes » ?
« Surtout, déclarait-il, que l’on ne me prenne
pas pour quelqu’un dont les tableaux s’accrochent au dessus
du canapé »(i). La leçon, certes, est assimilée,
absorbée, digérée. Joëlle Delhovren ne fait
rien pour les dentistes, ni pour ceux qui craindraient l’idée
même de l’anesthésie qui précède une
extraction dentaire. Elle travaille dans l’instant, sans concession,
parce que le temps dont elle dispose est aussi bref que la vie, parce
que c’est là une nécessité de dire. Dire un
souffle, dire ce que l’on ne peut saisir au creux des mains, peindre
même l’innommable, l’irreprésentable, le rendre
présent puisqu’il s’agit, justement, de le représenter.
Je me souviens de ses cochons, de ceux découverts à l’atelier.
D’autres aussi, peints précédemment, ces trois cochons
figés en plein burlesque steeple-chase, sautant par-dessus le bord
de l’auge dans lequel un gamin se baigne, ces deux autres porcs,
groin en alerte, à l’heure de la récréation
enfantine. Cochon qui s’en dédit, les artistes, de Félicien
Rops à Wim Delvoye ou Thierry Zéno pour ne pas remonter
jusqu’à Jérôme Bosch, ont souvent cultivé
avec une certaine délectation le goût du porc. Celui-ci véhicule
de multiples symboles, de la goinfrerie à la luxure, de l’obscénité
à l’extrême sensualité, assimilé à
la perversité, à la saleté, pataugeant, l’impur,
dans la gadouille et la fange. Ces trois-ci sont hilares et baveux ;
plus encore que leurs prédécesseurs, accoudés au
balcon sous un ciel de décor de théâtre, ils incarnent
ce que l’humain a d’abject, de vil et méprisable, ils
évoquent l’infamie si souvent représentée dans
le bestiaire porcin de l’image satirique au dix-neuvième
siècle, politique, guerrière, sociétale, anticléricale.
Le cochon est capable de bouffer sa propre progéniture, rappelle
déjà Buffon. Et le gamin plongé dans l'abreuvoir,
que surplombent ces trois pourceaux hilares et anthropomorphes a, lui,
le visage simiesque, le sourire convulsivement figé dans toute
sa vulnérabilité. De face, sous sa fontaine de cheveux,
il se ferme comme pour résister à l’aveuglement du
flash qui lui dévore le visage. De l’inconvénient
d’être né. « A mesure qu’elle s’éloigne
de l’aube et quelle avance dans la journée, écrit
Emil Cioran, la lumière se prostitue, et ne se rachète —
éthique du crépuscule — qu’au moment de disparaître »(ii).
Ici, la lumière a la blancheur glauque, terne, crue et souillée
d’un abreuvoir. Elle me rappelle de loin en loin celle des « deux
lutteurs japonais près d’un évier », ce
lavabo de Lucian Freud, peint entre 1983 et 1987. Mais dans le tableau
de Joelle Delhovren, l’eau cristalline ne coule pas. C’est
une toile « d’un monde sans gravité »,
dit-elle. Ou plutôt d’une impossible quelconque légèreté.
Ce tableau est un singulier théâtre de toute comédie
— ou tragédie humaine, où le peintre maîtrise
parfaitement l’écart entre le réel et la chose représentée,
avec des degrés de véracité différents et
mesurés, rendant notre perception du tableau plus dynamique encore.
Comment dès lors appréhender d’autres toiles ?
Ce triptyque, par exemple, qui nous montre un garçonnet gonflant
à toutes joues un ballonnet. Un ballon, certes, c’est le
titre, un, deux ballons et même trois puisqu’en triptyque
et plans serrés. Et le gamin s’époumone, il s’agrippe
au ballon, serré entre ses mains. Un ballon, un sein maternel,
une vessie de porc, la baudruche de toutes les illusions. Ou cette toile
d’une fillette au bain, « Toys » : la
gamine est sans âge, elle est figure et pure présence immobilisée,
mais traversée par le temps ; présumée innocente,
elle barbotte avec son requin préféré. Le canard
jaune tatouant la toile, à ses côtés, ce sera pour
maman. Ces « Miam », aussi et ces goûters,
tous « sans titre », donc sans qualité. Tu
manges comme un cochon, goinfre ; gosses grotesques, si peu angéliques,
les yeux plus grand que le ventre. C’est là, degrés
de voracité. La suite des « Miam » me semble
quasi cinématographique, plans resserrés sur un visage de
femme, des yeux, un nez, une bouche ensanglantée de confiture de
fruits rouges. Regard renversé de l’extase, langue viandeuse,
presque obscène, c’est le festin nu de la chair vive, l’amplitude
de la sensation, cette sensation d’être et de l’être.
« Quand elle est ainsi rapportée au corps, écrit
Gilles Deleuze à propos de l’œuvre de Francis Bacon,
la sensation cesse d’être représentative, elle devient
réelle ; et la cruauté sera de moins en moins liée
à la représentation de quelque chose d’horrible, elle
sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation,
le contraire du sensationnel »(iii). Je me dis qu’on
ne peut négliger cette remarque que Francis Bacon fait quant à
la zone d’indiscernabilité entre l’homme et l’animal
: « Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de
ne pas être là, à la place de l’animal »(iv).
Et c’est Lucian Freud qui, dès 1954 alors qu’il exposait
avec Francis Bacon à Venise, déclara que le but de la peinture
est «d’ouvrir par la sensation à une intensification
de la réalité »(v). Tous ces « Miam »
sont pour le moins intenses et finalement si peu sensationnels. Cette
toile panoramique, enfin, ces jeunes filles promenant au bois, « tant
que le loup… », précise le titre du tableau, le
loup ou le cochon peut-être. Les frondaisons, presqu’abstraites,
comme aquarellées — il faut que j’évoque la
touche picturale —, invitent à la promenade, elles s’ouvrent
aussi comme un abîme sur le ciel d’où surgit le visage
des jeunes filles, de la jeune fille plutôt, car il s’agit
de deux fois la même, bâfreuse rousse, goulue, gloutonne,
provocant le regardeur de sa goinfrerie, extasiée de ses souillures.
Pourquoi donc ai-je « Les Idiots » de Lars Von Triers
en tête et leurs comportements de retardés mentaux,
libérés de toute inhibition ? La figure s’interpose
ici entre notre regard et l’Abîme. Non, il n’est pas
question d’une quelconque interprétation psychologique ;
il s’agit ici, captant le réel de sonder sans cesse l’animalité
de la figure humaine. De toile en toile défile comme une chronique
de l’humanité en prise avec son inhumanité. Et l’identité
humaine se situe dans le corps, non pas dans l’abstraction de l’âme.
« Corps suis tout entier, écrit Friedrich Nietzsche,
et rien d'autre, et âme n’est qu’un mot pour désigner
quelque chose dans le corps. Le corps est une grande raison, une pluralité
à sens unique... »(vi)
Peindre, dépeindre. Les tableaux le sont souvent dans les tons
bruns, blancs, gris. La toile est écrue, j’ai failli écrire
crue, juste encollée à la caséine ou à la
peau de lapin. La touche accroche, la toile résiste. Joëlle
Delhovren épuise la figure d’une touche économe. « Moins
il y en a, mieux c’est, dit-elle ». Même la vacuité
délibérée de certaines zones de la toile est habitée
d’humanité. Une humanité, oui, toute l’humanité
même. Singulier rapport que l’artiste entretient avec son
modèle, cette intimité qu’elle instaure avec le sujet
qu’elle scrute, même lorsque celui-ci n’est que photographié,
afin d’en figer le souvenir avant de peindre. C’est bien l’identité
humaine que sonde sans cesse le peintre. Certes, il y a Rosalie, Arié,
comme il y a eu Isa, Phil, Anna, Philip (vii) ; mais ceux qui ne
sont pas nommés n’en sont pas moins proches. Ou lointains.
Ou présents. Ils sont corps habités par le peintre, tel
cet homme âgé qui campe à l’entrée de
l’atelier. « Sans gravité » lui aussi,
et pourtant, corps épuisé, éreinté par l’artiste,
et d’une telle force gravitationnelle. La grâce ne l’a
pas déserté, elle est là où on ne l’attend
pas. Il en va de leur véracité à tous, de leur réalité
plus que de leur identité ; il en va de capter le réel,
au delà de ce que l’on voit. Il y a tous ces regards, usés,
renversés, plissés, détournés, curieux, fixes
ou étonnés, grands ouverts ou sans psyché. Sans doute
sont-ce là autant de regards au monde, bien plus que fenêtres
ouvertes sur l’âme. Comme le regard du peintre. Et la peinture
de Joëlle Delhovren pourrait bien être celle du vertige.
Jean-Michel Botquin
Liège, novembre 2010.
(i)Et Martin
Kippenberger de poursuivre : « Pourtant je dois avouer
que je peins aussi des petits tableaux qui ont vraiment l’air de
tableau « au dessus du canapé ». Mais c’est pour
payer ma cuisine. Cela doit rester exceptionnel. Ils représentent
deux pour cent de ma production. C’est mon luxe. Et j’espère
que ces tableaux seront profondément mal compris ».
Martin Kippenberger dans « Kippenberger sans peine »,
édition du MAMCO, Genève, 1997.
(ii)Emil Cioran,
« De l’inconvénient d’être né »,
Paris, Gallimard, 1973.
(iii)Gilles
Deleuze, « Francis Bacon. Logique de la sensation »,
Paris, La Différence, 1996.
(iv)Cité
par Gilles Deleuze, Ibidem.
(v)« Lucian
Freud, L’atelier », sous la direction de Cécile
Debray, Centre Pompidou, 2010.
(vi)Friedrich
Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », NRF Gallimard,
Œuvres Complètes, partie I, Des contempteurs du corps.
(vii)Inattendus
et singuliers sont ces portraits de Roth, Beigbeider ou Houellebecq, parmi
tous ces « proches ». Amusant de constater que Joëlle
Delhovren a peint le portrait de Michel Houellebecq cinq ans avant le
projet de Jed Martin. « J’ai été pris en
photo des milliers de fois, mais s’il y a une image de moi, une
seule, qui persistera dans les siècles à venir, ce sera
votre tableau ». (Michel Houellebecq, la carte et le territoire,
Paris, Flammarion, 2010).
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