Pierre-Louis
Humbert (2 mai 1951 - 29 mai 2010) 2009
UN MONDE SANS
GRAVITÉ
Maman a poussé
un cri. Comme un hurlement mais plus court. Peut-être de surprise.
Et puis une deuxième fois encore, avec le son qui s’arrête
de crier, lentement, et puis qui s’étrangle tout à
fait, houiii-houiii ! Elle ne s’attendait sûrement pas.
Elle gardait la main sur la poignée de porte en céramique
blanche. Alors moi déjà premièrement, sourire. Mais
en même temps ça cherche à toute vitesse dans ma cervelle.
Qu’est-ce que je peux bien lui expliquer ? Est-ce qu’un
sourire est suffisant pour expliquer ? Je creuse dans ma cervelle
et en attendant je souris.
Il paraît qu’avant on les mangeait les cervelles, mais pas
celles des êtres humains, plutôt celles des moutons, une petite
cervelle coupée en deux moitiés qu’on faisait revenir
dans du beurre. Maman dit que c’était très bon et
qu’on devenait surpuissant d’intelligence. Et puis un jour
il y a eu la maladie des cervelles, apparue sans crier gare et dont l’être
humain pouvait mourir. Pouf, tu manges de la cervelle et tu es mort…
Qu’est-ce que je pourrais bien lui expliquer ? Je vais noyer
mon grand sourire et lui dire que je ne les attendais pas. Que je prenais
tranquillement mon bain en faisant bien attention à me savonner
exactement partout, et puis que, sentant l’eau, mon corps et ses
saletés, ils sont entrés. Par la porte, qui n’était
qu’entrefermée. Je suis quelqu’un qui laisse entrefermées
les portes. Est-ce que je pense aux animaux que je peux commander d’une
seconde à l’autre ? C’est comme cela qu’eux
sont entrés. Ensuite ils ont grogné, ahané, entrelardé
mes regards. Ma parole, je suis sûr qu’ils riaient, en tout
cas moi j’étais vraiment heureux. Quel bonheur ! J’avais
déjà eu deux pies, elles vont toujours par couple et quand
l’une se fait écraser, l’autre se laisse mourir sur
le côté de la route. C’est souvent le mâle qui
part en premier. À moins qu’elle n’aille manger un
hérisson écrasé, aussi. En tout cas elle ne becquette
pas son ami(e) mort(e), jamais de la vie.
J’avais aussi eu un renard dans ma chambre. C’est rusé,
un renard. Je l’ai gardé au moins deux mois. Il se faufilait
sous mes couvertures et me léchait les pieds. Maître renard
pas l’odeur alléché… Ensuite, j’ai eu
un cheval, un gros percheron que j’adorais. La nuit, je lui grimpais
sur le dos, je perdais mon nez dans sa crinière et dormais ainsi,
tranquille, les jambes tout écartées, les mains agrippées
à mi-garrot. Il ne bougeait pas, ne s’ébrouait pas
en hennissant, ne faisait aucun bruit. Et moi je dormais, bercé
par sa respiration profonde. Les chevaux dorment debout. Couchés
signifie qu’ils sont malades.
Avec ces trois de la salle de bain – j’ai un mal fou à
dire leur espèce- avant de commencer à jouer nous avons
parlé de tout, de la vie, de la mort, de cette existence qu’ils
ont. Promis au couteau et tout se mange, sauf leurs sabots en corne, un
peu comme nos ongles, la phylogénétique atteste que c’est
pratiquement la même chose dans l’ordre de l’évolution
des races.
Et moi donc, mon existence ! J’apprends à manger proprement,
c’est déjà ça. Et aussi à lire et à
écrire, dans une école pour ceux qui présentent des
qualités supérieures, les surdoués. Pourtant certains
disent que nous sommes des agités. Des hyperactifs, disent-ils.
Et même certains des tarés. Par exemple, mais lui s’inscrit
sûrement dans la nosographie de la débilité, un camarade
de ma classe - la Terminale scientifique - jonglait avec trois couteaux
de cuisine et deux grenades dégoupillées, en tout cas c’est
ce qu’il prétendait. Nous ne le croyions qu’à
peine en le voyant gesticuler. Mais un jour il a fait exploser son ventre,
il était tout sanguinaire, on lui voyait la cervelle des intestins,
et bloup, il est mort devant nous. Bien sûr, à titre posthume,
nous l’avons un peu plus cru.
Mes animaux s’avèrent quand même moins dangereux. Sauf
un soir où ils ont fait une erreur, est arrivé un tigre
alors que je demandais un zèbre. Parce que le félin avait
bouffé l’équidé une heure plus tôt, encore
tout chaud dans son ventre, ce qui expliquait l’erreur thermographique.
C’est étrange, normalement le tigre dans sa jungle ne côtoie
pas le zèbre de la savane. Je ne leur ai rien dit, ils sont rapidement
venus le reprendre. Car je n’ai rien à dire, un jour j’ai
moi-même commis une erreur : j’avais convoqué
un éléphant des Indes, celui qui a les petites oreilles
et la courbe du dos plus marquée, et ils m’ont livré
un mammouth. Je m’étais trompé d’image. Vivant,
oui, avec ses immenses défenses noires martelées et son
long poil de bourre. Ce devait être un spécimen des pays
froids. Il n’avait pas l’air gentil gentil.
Mais comment va-t-elle me croire ? Elle ne me croit pas souvent,
Maman. Elle me croit comme un menteur, ou un malade. Maman est sûre
que je suis malade mental et que c’est avec ma tête que je
fais entrer mes animaux. Tandis qu’ils existent, je les touche,
leur siffle dans les oreilles. Eux, même leurs oreilles se mangent,
et à ce moment-là on les appelle des porcs. On me les a
livrés. Cela fait longtemps que j’attendais d’oser
cet animal. C’est moi qui décide, mais ensuite ils vont me
suivre où que j’aille, un peu comme des chiens mais en moins
domestique, en plus salissant. Dans les rues de la ville, les chiens,
si on leur apprend, font leurs besoins dans des sacs plastique. Eux ne
font pas où on leur demande, loin de là.
Pourquoi a-t-elle crié en ouvrant la porte ? C’est qu’elle
les a vus, ou je ne comprends plus. Elle a hurlé houiii-houiii,
puis a refermé la porte précipitamment. D’habitude
quand je lui montre elle dit ne rien voir, juste le rebord de mon bain,
un rebord normal, dong, sans animaux appuyés dessus. Nerveuse elle
dit ça, elle se veut rassurante mais je la trouve nerveuse. Une
fois j’ai même eu un cerf, un autre jour un aigle déployé
majestueux, serres ancrées sur le lavabo. Et encore deux phacochères.
Maman ne voulait pas le savoir, mais fixait quand même l’endroit
où ils se trouvaient.
Aujourd’hui ce sont trois cochons. Réussi à le dire.
Nous rions tous les quatre. Quand elle m’a fait naître, Maman
dit souvent que j’étais comme un porc plein de sang. Elle
n’aimait pas mes oreilles en pointes. Ne pouvait pas me toucher,
au contraire. Elle m’a toujours tenu loin d’elle. Longtemps
je me suis pris pour eux.
J’entre dans sa croyance. Ne t’en fais pas, Maman, je n’aurai
pas d’autres animaux aujourd’hui. Le thérapeute de
l’école m’a conseillé d’arrêter.
Ce serait mieux pour mes résultats, a-t-il ajouté. Je ne
connais personne qui les apprécie. Parfois, secrètement,
je les montre à un camarade de classe en échange d’une
petite voiture. La dernière fois, Lucas a secoué la tête
en riant . Qu’est-ce qu’ils ont tous ? Lui a bien deux
sexes, est-ce que je ris, moi ? Quand je lui ai demandé de
me les montrer, donnant-donnant, il a baissé son short et je n’ai
vu qu’un seul bout de chair tout racorni. Je n’ai pas ri.
Tandis qu’avec le mien, je suis paré pour l’avenir.
Je l’ai pris au cheval avant de leur retourner. Si Maman ne me colle
pas dans un institut fermé, avec comprimés, gouttes et groupes
thérapeutiques. Gymnastique, vaisselle et atelier peinture. Et
que deviendra-t-elle ?
Aïe, la porte
s’est rouverte. Pourquoi a-t-elle appelé le docteur Bideau
? Elle ferait mieux de s’adresser à son docteur à
elle ! Je t’en pose, moi, des questions, thérapeute
de mes cauchemars ? Non, tu ne touches pas à mes cochons !
Même avec une serviette. Tu me les laisses. Arrête de frotter
la mousse sur le mur, tu vas les faire partir.
Ils t’ont mordu. Je t’avais prévenu. Tu auras la myxomatose.
Car maintenant, avec cette toute petite quantité de mousse qui
reste, il n’y a plus qu’un lapin, un lapereau, même,
qui est en train de se transformer en serpent, une longue traînée
verticale glissant sur l’émail. Nous ne vivons pas dans un
monde sans gravité. La gravité c’est quand on tombe.
Psychose, le serpent, je vais l’appeler.
Pierre-Louis Humbert ( Mars 2009)
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